Penser le jeu. Comparaison interculturelle de la production de jeux vidéo indépendants sur deux terrains. Présentation du sujet de thèse de Jenguiz Kanaani

Problématique et cadre conceptuel

Le jeu vidéo est une industrie culturelle qui se développe dans le cadre de la mondialisation. De ce fait, il diffuse une « culture issue de l’industrie » (Warnier, 2017), c’est-à-dire qu’il dissémine de par le monde un ensemble de pratiques, de représentations ainsi qu’un imaginaire qui lui sont propres. Mais, comme le souligne le concept de « glocalisation », il existe au sein de ces processus globaux des différenciations. Jackie Assayag (Assayag, 1999) montre à cet égard que des tensions interculturelles ont émergé lors de l’élection de Miss Monde en Inde en 1994 car les représentations locales du beau entraient en conflit avec celles véhiculées par cette manifestation internationale. L’industrie du jeu vidéo présente aussi de telles caractéristiques parmi lesquelles l’interaction entre divers acteurs nous semble jouer un rôle de premier plan, qu’il s’agisse de la nécessité pour des équipes internationales de fonctionner correctement ou encore de l’acte de communication interculturelle qu’est la création d’un jeu vidéo, issu d’un milieu donné en vue d’un public souvent très varié. Ajoutons qu’il existe, par exemple au Québec, des revendications de spécificités régionales : dans un article, la Guilde des Développeurs indépendants de Jeux Vidéo du Québec mentionne ainsi certaines créations où « le fait culturel ludique se prolonge même jusqu’à la revendication identitaire. » (Malouin et al., 2016)

D’où notre problématique : le contexte socio-culturel influence-t-il la production locale de manière significative ? Peut- déceler des discordances permettant de repérer des manières différentes de penser le jeu ? Les divergences locales dans les manières de faire et penser les jeux vidéo relèvent-elles d’aspects secondaires ou bien manifestent-elles une façon originale de penser ce qu’est ou ce que devrait être un jeu ?

Pour étudier ces questions, le concept d’interculturalité est central. Il est intimement lié à l’évolution du jeu vidéo car « l’industrie de jeu vidéo contemporaine est un hybride qui contient un mélange d’entreprises japonaises et américaines et (de manière plus importante) de cultures [japonaises et américaines] à un degré jamais vu dans d’autres industries médiatiques » (Consalvo, 2006). 

De plus, il s’articule particulièrement bien avec deux autres concepts importants. Le premier, l’appropriation, étudié par M. Bonenfant (Bonenfant, 2015), qui assure la co-direction de notre thèse, associé à la notion de branchement de J.-L. Amselle (Amselle, 2001), permet de penser la manière dont l’utilisation de signifiants mondialisés autorise l’expression d’une originalité et d’un style particuliers. Le deuxième est celui de ludicisation, créé par S. Genvo (Genvo, 2011), notre directeur de thèse, qui met en avant l’évolution du jeu dans le temps et dans l’espace en tant que phénomène soumis à des flux culturels, flux dont l’importance a été soulignée par A. Appadurai (Appadurai, [1996] 2015).

Concluons en soulignant l’importance des interactions pour penser les phénomènes étudiés. Comme le souligne Didier Courbet, « À la base de tout phénomène de communication impliquant le digital (…) des sujets sociaux cherchent à interagir avec d’autres sujets sociaux, au sein de relations souvent préexistantes, dont ils ont plus ou moins conscience. » (Courbet et al., 2017) Au-delà de cet aspect inhérent au numérique, l’industrie du jeu vidéo constitue aujourd’hui l’un de ces « mondes de l’art » (Becker, [1982] 2010) qu’a étudié Howard Becker, où « l’artiste se trouve […] au centre d’un réseau de coopération dont tous les acteurs accomplissent un travail indispensable à l’aboutissement de l’œuvre. » (Becker, [1982] 2010, p. 49) Cette notion est donc centrale.

Méthodologie

L’interculturalité est aussi centrale dans la méthodologie. En effet, nous envisageons de mettre en place une comparaison interculturelle concernant deux terrains d’étude, Metz (et la région Grand Est) et Montréal, auxquels nous aurons un accès privilégié grâce à notre co-tutelle : S. Genvo dirige l’Expressive Game Lab dont les locaux sont situés au sein de TCRM-Blida, un tiers lieu participant à la promotion du numérique, ce qui lie notre sujet au le projet en cours au CREM concernant les tiers lieux du Sillon lorrain. M. Bonenfant est elle aussi en lien avec la production ludique locale : elle a par exemple collaboré avec le studio Behaviour au sujet du jeu Dead by Daylight.

Les deux terrains considérés mettent en avant les jeux vidéo, notamment indépendants, par exemple par le biais de politiques de financements publics qui ont pour but d’aider les studios modestes à mener à bien leurs projets : le Fonds des Médias Canadiens et le fonds d’aide au jeu vidéo pour la France, par exemple.

Notre comparaison comportera deux volets. Le premier consistera à étudier les jeux vidéo indépendants, c’est-à-dire créés par des studios n’étant pas liés à des multinationales, réalisés sur les territoires concernés. Dans le cas d’un jeu tel que Blida Builders, développé par le studio Nice Penguins, qui se réfère directement à son environnement de création, l’ancrage territorial est manifeste. Au point que l’on pourrait se demander, dans ce cas précis, si c’est l’ancrage territorial qui contribue à forger une identité de la production ou bien si à l’inverse c’est la production qui aide le territoire à se forger une identité. Mais un jeu comme Neurovoider, lui aussi réalisé à Metz, par Flying Oak Games, et qui s’est bien vendu au niveau international, suppose une lecture plus fine pour pouvoir déterminer l’influence du local, d’où l’importance de la comparaison avec les productions vidéoludiques de Montréal.

Le choix d’étudier des jeux vidéo indépendants se justifie par la plus grande liberté créative des studios qui les réalisent par rapport aux grosses productions qui privilégient en général l’« exploitation » au détriment de l’ « exploration » (Parmentier et Mangematin, 2009). C’est donc dans les créations plus modestes que nous pourrons percevoir l’influence de la localité.

Le second niveau consiste en entretiens menés avec les acteurs importants de cette industrie, ce qui nous permettrait de mieux comprendre les processus de création. De plus, les liens de nos directeurs de thèse avec les créateurs nous donneront accès à des documents de production grâce auxquels nous affinerons notre analyse.

Ces deux parties de notre méthodologie ont été utilisées avec succès dans d’autres recherches. La comparaison interculturelle de contenus a par exemple été employée au sujet du design de sites internets (Kim, Coyle et Gould, 2009), tandis que des entretiens semi-directifs ont permis à B. Lefèvre (Lefèvre, 2017) d’étudier avec succès les clusters culturels dans le domaine de la musique.

Pour conclure, soulignons la double originalité de notre projet de recherche. Tout d’abord, l’approche interculturelle est peu utilisée dans les game studies. Ensuite, il constitue un apport intéressant pour la recherche interculturelle. Le jeu joue en effet un rôle particulier dans l’émergence de la culture. Ainsi que l’écrit Huizinga : « la culture naît sous forme de jeu » (Huizinga, [1951] 1988, p. 74). Plus récemment, M.. Bonenfant a qualifié le jeu de « producteur culturel »(Bonenfant, 2010). De telles remarques permettent de penser qu’il occupe une place particulière par rapport au concept d’interculturalité, celui-ci étant inséparable de la notion de culture.

Jenguiz Kanaani, doctorant au CREM, Université de Lorraine

Bibliographie

Amselle J.-L., 2001, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures.

Appadurai A., [1996] 2015, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation.

Assayag J., 1999, « La « glocalisation » du beau. Miss Monde en Inde, 1996 », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, 32, p. 67‑82.

Becker H.S., [1982] 2010, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion.

Bonenfant M., 2010, « Le jeu comme producteur culturel : Distinction entre la notion et la fonction de jeu », Ethnologies, 32, 1, p. 51‑69.

Bonenfant M., 2015, Le libre jeu: réflexion sur l’appropriation de l’activité ludique, Montréal, Liber, 148 p.

Consalvo M., 2006, « Console video games and global corporations », New Media & Society, 8, 1, p. 117‑137.

Courbet D., Fourquet-Courbet M.-P., Halimi-Falkowicz S., Souchet L., 2017, « Au fondement du digital : Interactions humaines et actions sociales », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 10.

Genvo S., 2011, « Penser les phénomènes de « ludicisation » du numérique : pour une théorie de la jouabilité », La Revue des sciences sociales, 45, p. 68‑77.

Huizinga J., [1951] 1988, Homo ludens: essai sur la fonction sociale du jeu, traduit par Seresia C., Paris, Gallimard (Collection Tel), 340 p.

Kim H., Coyle J.R., Gould S.J., 2009, « Collectivist and Individualist Influences on Website Design in South Korea and the U.S.: A Cross-Cultural Content Analysis », Journal of Computer-Mediated Communication, 14, 3, p. 581‑601.

Lefèvre B., 2017, « Les clusters culturels sous le paradigme créatif : des espaces de ruptures pour l’économie culturelle locale », Communiquer. Revue de communication sociale et publique, 21, p. 119‑136.

Malouin J.-F., Arsenault D., Dagenais O., Noury M., 2016, Le rayonnement de la culture québécoise par le jeu vidéo.

Parmentier G., Mangematin V., 2009, « Innovation et création dans le jeu vidéo », Revue francaise de gestion, n° 191, 1, p. 71‑87.

Warnier J.-P., 2017, La mondialisation de la culture, La Découverte.