#19 L’expressivité dans les jeux vidéo – Entretien avec Marine Macq (Journey)

En collaboration avec le KIF – Knowledge Immersive Forum, un travail de recension sur les jeux expressifs a été organisé par quatre étudiant.e.s du Master Audiovisuel, Médias Interactifs Numériques et Jeux (AMINJ), parcours Conception de Dispositifs Ludiques, de l’Université de Lorraine. Après une présentation de quatorze jeux vidéo dits expressifs, nous vous proposons six entretiens réalisés avec des personnes présentes dans la recherche académique ou dans l’industrie vidéoludique. Vous pouvez retrouver la totalité des articles liés à ce dossier ICI.


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Avant ces entretiens, nous avons demandé aux personnes interviewées de rédiger un court article présentant leurs réflexions. Enfin, notez qu’une capsule vidéo synthétisant ladite interview est également proposée à la suite de cet article. Pour ce dix-neuvième épisode, nous vous proposons une interview avec Marine Macq, enseignante-conférencière spécialisée en histoire du concept art et directrice de la galerie d’art vidéoludique Pixel Life Stories.


Journey : voyage au centre du désert

– Un texte proposé par Marine Macq

Minimaliste et évocateur, le nom de l’œuvre est à l’image de son esthétique. Développé dès les années 2010 par le studio indépendant ThatGameCompany, avec le soutien contractuel de Sony, Journey est un jeu universaliste dont la direction artistique est imaginée par Matt Nava. Né en Californie près de Santa Barbara, cet artiste américain suit des études en peinture digitale et modélisation 3D à l’Otis College of Art and Design, puis intègre l’équipe de ThatGameCompany où il devient le directeur artistique des titres à succès Flower et Journey. Les fondateurs du studio Kelly Santiago et Jenova Chen ont eux-mêmes poursuivi des études en médias interactifs en Californie du Sud, à la recherche de nouvelles voies expressives. Leur position engagée vis-à-vis du médium interactif est présente dès la conception de leur

premier titre Cloud : légitimer le jeu vidéo comme terrain d’expression artistique, et partir des émotions des joueurs pour développer une approche plus sensible du game design, loin d’une logique de produit.

Ne sachant qui il est ni d’où il vient, le joueur de Journey incarne une mystérieuse créature qui s’éveille dans un désert jonché de ruines anciennes, artefacts d’une civilisation perdue dont la destinée ne nous est révélée qu’au terme de l’expérience. Une montagne monumentale se détache néanmoins du paysage et nous apparait bientôt comme seul et unique objectif. L’œuvre est donc conçue comme une quête identitaire, la nature faisant office de guide spirituel. La direction artistique du jeu est tout entière portée au service du concept universaliste développé par Jenova Chen. Observant une certaine banalisation de la violence dans la production vidéoludique de l’époque, le directeur créatif imagine alors une expérience nouvelle dans laquelle les joueurs n’auraient d’autre choix que de collaborer et de tisser une amitié forte. En d’autres termes, une expérience interactive où les émotions partagées seraient centrales. Partant de cet impératif fraternel, Matt Nava s’engage dans la recherche d’une imagerie iconique susceptible de les amplifier. Il conçoit très tôt un univers désertique dans lequel les silhouettes seraient minuscules, comme écrasées par leur environnement, un lieu qui pousserait naturellement à l’entraide de par son hostilité. Il ajoute ensuite au sublime de

situation une touche picturale unique qui se joue des effets spatiaux de la couleur et des textures pour créer une sensation de planéité dans un espace 3D.

Pour tisser du lien avec et entre les joueurs, la première réponse apportée par Matt Nava est celle de concevoir un personnage iconique et universel, avec lequel les joueurs et joueuses pourraient aisément se projeter quelle que soit leur culture, leur background, leur âge ou leur genre. Autrement dit, un character design qui désamorcerait les barrières culturelles, autant qu’il s’émanciperait des stéréotypes de l’industrie. Ses premières recherches en la matière se concentrent sur la problématique de la langue : il propose ainsi un personnage féminin qui ne saurait pas parler. Il en masque la bouche et insiste sur la zone du regard, la communication ne pouvant advenir qu’au travers des yeux. Néanmoins, ce design aux formes humanoïdes revêt une identité marquée qui ne permet pas à tous les joueurs d’être représentés. Après de multiples itérations aux formes complexes et aux visages masqués, Nava opte finalement pour un design plus épuré. Le personnage n’a pas de bouche ni de bras pour éviter les altercations physiques en ligne, les jambes longilignes ont perdu leurs pieds, le regard est profond tandis que le corps arbore une forme simple et triangulaire, contrebalancée par un tissu fluide et ornementé.

La seconde réponse apportée par Matt Nava est celle de miser sur une narration exclusivement visuelle afin de renforcer le sentiment d’appartenance à un monde qui nous préexisterait. En effet, aucun texte, dialogue ou interface ne vient polluer l’expérience du joueur dans son rapport à la nature : « Tout le story telling est visuel, et tous les visuels sont des paysages. » Pour faire de l’environnement le narrateur principal du récit et décupler les émotions des joueurs, le directeur artistique place immédiatement la notion d’atmosphère au centre de ses recherches. Il définit une charte colorimétrique permettant de traduire visuellement l’évolution narrative de Journey : chaque niveau revêt sa propre dominante de couleurs dont la palette est dépendante de la distance qui sépare le joueur de son objectif. Plus les couleurs sont sombres et plus le joueur est perdu dans sa quête, plus elles sont claires et plus celui-ci approche de la révélation. Un colorflow « boussole » qui nous permet de lire l’évolution psychologique du personnage comme le chemin parcouru dans la temporalité de l’œuvre.

Enfin, la dernière réponse apportée par Nava est celle d’intégrer la petite histoire dans la grande de manière à susciter un fort sentiment d’exploration. Autrement dit, comprendre qui l’on est, c’est déjà comprendre ce qui nous entoure. La force de Journey réside en effet dans son double système narratif : la première histoire racontée par le biais d’un game design émergent est celle du joueur qui cherche à atteindre la montagne sacrée, tandis que la seconde est celle du monde en lui-même dont la lecture est environnementale, depuis son architecture jusqu’à ses symboles. Chaque séquence de jeu invite ainsi le joueur à explorer les dunes de sable environnantes, et récompense sa curiosité par une cinématique explicative sur son passé. Journey n’est autre qu’un puzzle environnemental, la représentation séquentielle d’une histoire civilisationnelle.


Un entretien avec Marine Macq

– Entretien réalisé par : VUILLEMOT Pierre | Retranscription écrite par : VUILLEMOT Pierre | Montage vidéo par : VUILLEMOT Pierre

Marine Macq est enseignante-conférencière spécialisée en histoire du concept art et directrice de la galerie d’art vidéoludique Pixel Life Stories, créée en 2017, dont l’objectif est de mettre en avant les artistes qui travaillent dans l’industrie du jeu vidéo. Actuellement sur l’écriture d’un ouvrage portant sur le concept art et la scène vidéoludique française, l’éditrice propose ici une courte analyse du jeu vidéo Journey (2012) développé par le studio Thatgamecompany.

Votre texte s’intéresse au jeu vidéo Journey, une production portée par le concept universaliste de Jenova Chen.

Pour comprendre le concept universaliste derrière Journey, il faut également comprendre le parcours de Jenova Chen et Kellee Santiago, les co-fondateurs du studio Thatgamecompany. Ces derniers ont suivi ensemble des études en médias interactifs à l’Université de Californie du Sud, intéressés par l’interactivité propre au médium et son potentiel artistique. Dès leur premier projet étudiant (Cloud), ils ont souhaité proposer des expériences vidéoludiques à contrecourant de celles déployées par l’industrie de masse, des expériences originales et sensibles qui mettraient l’accent sur les émotions et les valeurs partagées plutôt que sur la violence ou les mécaniques quantitatives. Les créateurs du studio ont ainsi développé un processus de conception singulier : plutôt que le Game Design, ces derniers se concentrent d’abord sur les émotions qu’ils souhaitent faire ressentir aux joueurs, puis ils recherchent un langage formel, sonore et mécanique capable de les amplifier.

Journey est l’illustration parfaite de cette intention et de ce processus créatif ! Le concept du jeu était celui de proposer une expérience collaborative qui pousserait nécessairement les joueurs à s’entraider jusqu’à bannir toute forme de violence. Une fois cette idée établie, elle a été servie par la direction artistique de Matt Nava mais aussi par un système de jeu relativement discret, du fait de l’absence d’interface, de scoring, de textes ou de dialogues : l’expérience est centrée sur les émotions du joueur dans son rapport à l’autre et à la nature. Le design du personnage principal lui-même s’émancipe des stéréotypes de l’industrie pour permettre à chacun de s’identifier quel que soit sa culture, son âge, son genre ou son histoire. C’est un personnage qui, de fait, se veut universaliste au sens où chacun peut se projeter dans l’œuvre et être représenté. En somme, une œuvre où aucun facteur mécanique, narratif ou esthétique ne vient enrayer cette expérience émotionnelle…

… d’autant que Journey prend place dans un contexte particulier, considéré médiatiquement comme l’essor des jeux labélisés indie games.

Au début des années 2010, la démocratisation des outils de création — plus accessibles financièrement et techniquement — bouscule le secteur du jeu vidéo et on observe simultanément de nouvelles revendications artistiques de la part des développeurs. Je pense que l’on peut parler d’une forme de rejet des grands schémas proposés par l’industrie, ou tout du moins la prise de conscience qu’il est possible de faire des jeux différemment et avec plus de sens. C’est une phase de libération et d’exploration artistique : les productions indés offrent une alternative aux standards portés par l’industrie et Journey en fait partie.

Quel rôle joue Matt Nava dans la mise en place de ce concept universaliste ?

Une fois son concept universaliste défini, Jenova Chen s’est tourné vers son directeur artistique Matt Nava pour définir une imagerie iconique qui donnerait sa signature graphique à Journey, tout en amplifiant les émotions recherchées pour l’expérience joueur. Il a ainsi mené un long travail de direction artistique et de production visuelle sur trois années complètes, depuis le concept d’environnement, le character design, le storyboard et le world building.

Quelles sont les sources d’inspiration artistiques de Journey ?

Les sources d’inspiration de Matt Nava sont assez diversifiées et toutes au service du propos philosophique de Journey. Elles se retrouvent à la fois dans les formes architecturales, les compositions environnementales, les échelles de plan et de valeurs, ou encore le character design.

Prenons l’exemple des sources d’inspiration architecturales dans leur rapport au world building. Journey est au croisement de deux histoires : la première est celle du joueur qui ne sait pas qui il est, et qui doit atteindre une montagne sans savoir pourquoi ni comment y arriver. En tant que joueurs, nous essayons de répondre à cet objectif via le gameplay. La seconde est celle de l’histoire du monde de Journey qui nous est exclusivement racontée au travers de l’environnement du jeu et ses cinématiques. Or, pour instaurer une narration environnementale qui soit efficace et ludique, capable de traduire une histoire civilisationnelle, Matt Nava a particulièrement travaillé les formes et motifs architecturaux du jeu.

Il a ainsi basé son travail de world building sur l’étude de styles architecturaux anciens (formes japonaise, byzantine, grecque ou romaine) pour concevoir un langage formel qui nous serait familier et qui inscrirait l’histoire du jeu dans une temporalité très reculée. De plus, il a puisé dans l’art amérindien et les hiéroglyphes égyptiens pour créer des motifs décoratifs énigmatiques et authentiques, c’est-à-dire propres à l’univers du jeu. Derrière ces inspirations digérées, il y a la volonté de servir le propos, de le rendre signifiant et d’apporter de la valeur ajoutée à son propre travail de design.

Que pensez-vous du système de jeu de Journey, et plus précisément de sa dimension coopérative ?

Les premiers prototypes et concept arts de Journey révèlent que les mécaniques du jeu étaient originellement bien plus portées sur la coopération entre joueurs qu’elles ne le sont dans le design final. Pour être tout à fait honnête, la première fois que j’ai joué à Journey je n’y ai rencontré personne ! J’étais seule de A à Z. Quand j’ai appris en fin de générique que le jeu permettait de croiser d’autres joueurs, j’ai donc été un peu surprise et c’est ce qui m’a amenée à y rejouer une seconde fois.

Journey est une œuvre originale car contrairement à la plupart des productions sortantes, il n’a ni interface, texte de situation ou système de scoring venant quantifier l’expérience. Ce minimalisme permet de mettre l’accent sur la relation entre le joueur et son environnement, l’un étant le miroir de l’autre. Pourtant, le jeu comprenait bien un système de scoring à l’origine : c’est au fur et à mesure des tests et des retours utilisateurs que le studio s’est rendu compte que cela brouillait le message et l’intention créative. Par la suite, ils ont ajouté des cinématiques pour séquencer les phases de gameplay et s’assurer d’une compréhension optimale du récit par les joueurs.

Face à une œuvre comme celle-ci, comment vous positionnez-vous en tant que chercheuse ? Comment doit-on lire et analyser un concept art ?

Le concept art est en lui-même un outil de design par lequel on vient mettre en images des intentions et des idées. C’est-à-dire qu’il offre la traduction visuelle d’un mot, d’une fonction, d’une émotion ou d’un concept — qu’il soit ludique, narratif ou esthétique. Le concept art est donc une unité de langage et en ce sens, il permet d’ouvrir de nouvelles voies d’interprétations poétiques. Aussi, si le concept art est très intéressant à étudier pour n’importe quel jeu, il l’est d’autant plus lorsqu’il est question de jeux à la narration exclusivement visuelle tel que Journey. Tout ce qui n’est pas dit ou écrit de manière explicite dans le jeu est lisible grâce à l’image de conception !

L’analyse de la production picturale d’un concept artist commande une approche nécessairement transdisciplinaire :  il faut en effet comprendre le cadre de production sociotechnique dans lequel elle s’insère mais aussi le parcours et univers de son auteur, la nature de la direction artistique ou encore l’iconographie et les techniques d’exécution de l’image.

Le concept art est-il désormais légitimé par — et dans — sa médiation muséale ou culturelle ?

Le travail de médiation autour du concept art est de plus en plus développé, et le regard du public comme des professionnels de l’industrie sur la discipline a significativement évolué. Nous le voyons à travers le nombre croissant d’écoles de formation en concept art ou celui d’expositions organisées sur le sujet, en France et à l’international. Au début des années 2000, être concept artist de jeu vidéo était non seulement rare, mais aussi et surtout peu valorisé : les limitations techniques des machines brimaient quelque peu les libertés créatives et cela entachait indirectement l’image du médium. À l’inverse, travailler pour le cinéma était bien plus prestigieux ! Aujourd’hui, nous pourrions presque dire que la tendance s’est inversée.

Travailler en tant que concept artist ou directeur artistique pour le jeu vidéo est désormais considéré et recherché.

La curiosité du public couplée aux propositions toujours plus originales des créateurs de jeux ont amené à une prise de conscience des studios quant à la valeur marketing des artbooks. C’est en effet un atout commercial majeur de pouvoir communiquer sur un jeu en utilisant ces images : on démontre le savoir-faire de ses équipes et on fidélise la communauté de joueurs. D’autre part, la volonté des artistes à médiatiser et valoriser leur propre travail (longtemps resté caché entre les murs des studios pour des raisons de droits aux images) s’est affirmée via la démultiplication des portfolios en ligne. Je pense que la médiatisation du concept art va s’accélérer dans les années à venir et favoriser la légitimation des artistes de la discipline en général, et du jeu vidéo en particulier.

Matt Nava a un intérêt particulier pour la flore et la faune sous-marines. À quel point son parcours personnel et ses centres d’intérêt jaillissent-ils dans ses œuvres vidéoludiques ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre le parcours de l’artiste. Matt Nava est un artiste américain né à Santa Barbara en Californie, et il baigne dès le plus jeune âge dans le milieu des galeries d’art, son père étant lui-même artiste peintre. Durant son enfance, il va passer beaucoup de temps dans les musées, notamment ceux d’histoire et de sciences naturelles qui le passionnent. On retrouve ainsi beaucoup de dessins de dinosaures et autres créatures préhistoriques dans son portfolio, entre études anatomiques et croquis. Par la suite, Matt Nava suivra des études en Digital Painting, création 3D et animation à l’Otis College of Art and Design. Lorsqu’il débute sa collaboration avec Thatgamecompany, il n’a alors aucune formation en Game Design.

Passionné par le monde marin, il va notamment exprimer cet intérêt personnel dans le design des créatures et environnements de Journey, l’univers du jeu étant en lui-même un océan de dunes et ses habitants des êtres en tissu inspirés par les shapes de baleines, méduses et poissons. Plus encore, une fois son travail terminé sur Journey, Matt Nava va fonder son propre studio Giant Squid et bâtir la direction artistique d’un jeu d’exploration des fonds marins nommé Abzû (2016). Cette œuvre est l’expression la plus manifeste de sa passion pour les sciences naturelles !

D’un point de vue plus personnel, quels plaisirs avez-vous dans l’étude du concept art ?

Disons qu’il y a un plaisir certain à redécouvrir une œuvre à travers sa production de concept arts. Notre expérience de jeu fait parfois jaillir des interrogations relatives au sens de l’œuvre ou à celui de nos actions. Étudier le concept art permet alors d’obtenir de précieux éléments de réponses que nous ne trouverions pas in fine dans le jeu. Cela permet également d’entrer dans l’intimité d’une œuvre et d’une intention créative car ces images traduisent la rencontre entre un artiste et son sujet, il y a quelque de très émouvant ! C’est le plaisir que j’ai dans mes recherches :  la satisfaction d’entrer dans l’envers du décor pour un nouveau regard sur l’expérience de jeu proposée.


Dossier spécial “L’expressivité dans les jeux vidéo” préparé et présenté par Priscilla BarthelemyMarion GiacciLucas Friche et Pierre Vuillemot